Utilisation illégale par la police française d’un logiciel de reconnaissance faciale pouvant avoir touché des canadiens

Claudiu Popa

En 2023, des journalistes d’enquête ont découvert que la police française utilisait depuis 8 ans déjà (depuis 2015) un logiciel de reconnaissance algorithmique pour la vidéosurveillance des personnes qui se trouvaient sur le territoire français.

Le logiciel utilisé, « Vidéo Synopsis », a la capacité de suivre un véhicule (par le biais de sa plaque d'immatriculation) ou une personne (le logiciel disposant des fonctionnalités comme « la reconnaissance des visages, l'évaluation de l'âge, du genre et de la taille de l'individu ciblé). Le logiciel « est également doté de capacité d'analyse en temps réel, ses algorithmes peuvent tout aussi bien traiter très rapidement des heures de vidéosurveillance à la recherche d'éléments précis »[1].

Alors que la reconnaissance faciale n’était autorisée que dans des cas très rares, il a été découvert que la police utilisait couramment cette technologie, en silence et sans contrôle judiciaire.

Cette découverte est d’importance pour les canadiens, puisque les autorités françaises et celles canadiennes se partagent des renseignements qu’elles collectent sur leurs territoires respectifs à l’égard des ressortissants étrangers (comme les canadiens en territoire français ou les français en territoire canadien). Les canadiens qui ont voyagé en France depuis le 2015 peuvent avoir été touchés par l’utilisation illégale du logiciel de reconnaissance faciale par les autorités françaises et ayant potentiellement fait l’objet d’un échange de renseignements qui les concernent, à leur insu, entre les deux pays.

Le journal Disclose rapporte sur l’enquête effectuée par ses journalistes[2] : 

« La police nationale utilise illégalement un logiciel israélien de reconnaissance faciale

En 2015, les forces de l’ordre ont acquis, en secret, un logiciel d’analyse d’images de vidéosurveillance de la société israélienne Briefcam. Depuis huit ans, le ministère de l’intérieur dissimule le recours à cet outil qui permet l’emploi de la reconnaissance faciale. 

[…] C’est le cas de Briefcam, une société israélienne spécialisée dans le développement de logiciels destinés à la vidéosurveillance algorithmique (VSA). Grâce à l’intelligence artificielle, cette technologie permet d’analyser des images captées par des caméras ou des drones et de détecter des situations jugées « anormales ».

Jusqu’en mai dernier, la VSA ne pouvait être utilisée par la police nationale que dans de très rares cas. Mais à l’approche des Jeux olympiques et paralympiques de Paris, le gouvernement est parvenu à faire adopter une loi au parlement qui autorise son expérimentation par la police nationale à une large échelle et ce, jusqu’au 31 mars 2025. Face aux risques d’atteinte à la vie privée, les député·es ont néanmoins interdit le recours à la reconnaissance faciale, qui permet d’identifier une personne sur des images à partir des traits du visage. Un outil ultra-intrusif que certains logiciels commercialisés par Briefcam permettent d’activer en quelques clics. Et que les services de Gérald Darmanin connaissent bien.  

Un logiciel déployé au niveau national

D’après des documents internes au ministère de l’intérieur obtenus par Disclose, les forces de l’ordre utilisent les systèmes de Briefcam depuis 2015, dans le plus grand secret. Le logiciel en question, baptisé « Vidéo Synopsis », permet de traquer une personne sur un réseau de caméras grâce, par exemple, à la couleur de son pull. Il peut également suivre un véhicule à l’aide de sa plaque d’immatriculation ou examiner plusieurs heures de vidéos en quelques minutes. Il peut aussi analyser des visages. Le slogan de Briefcam, rachetée par le géant de la photo Canon en 2018 : « Transformer la vidéosurveillance en intelligence active ». […]

Une installation massive [du logiciel sur des ordinateurs dédiés des services de police et de gendarmerie nationale, entre autres] s’est faite en dehors du cadre légal prévu par une directive européenne et la loi française Informatique et Libertés.

Avant d’utiliser une technologie aussi intrusive que celle proposée par Briefcam, le ministère de l’intérieur aurait dû mener une « analyse d’impact relative à la protection des données » et la remettre à une administration indépendante : la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Or, la Direction générale de la police nationale (DGPN) […] n’avait toujours pas réalisé cette analyse d’impact en mai 2023. Pas plus qu’elle n’a averti la CNIL. Fin 2020, un cadre de la police invite ainsi à la discrétion : « Certains services ont l’outil Briefcam, mais celui-ci n’étant pas déclaré à la CNIL, il semble préférable de ne pas en parler ». Ou encore ce message envoyé quelques mois plus tard par un autre gradé, rappelant que « sur le plan juridique (…) l’application Briefcam n’a jamais été déclarée par la DGPN ». 

Contactée par Disclose, la CNIL déclare, embarrassée, qu’elle « ne dispose pas d’éléments permettant d’infirmer ou de confirmer que la police nationale utilise Briefcam. » La DGPN n’a pas répondu à nos questions.

L’option reconnaissance faciale activable en quelques clics

La popularité de Briefcam parmi les services de la police pourrait s’expliquer par l’utilisation hors de tout cadre légal d’une de ses fonctionnalités phares : la reconnaissance faciale. Celle-ci permet « de détecter, de suivre, d’extraire, de classer, de cataloguer » une personne en fonction de son visage, explique l’entreprise sur son site Internet. Et pour l’utiliser, rien de plus simple : il suffit de sélectionner « un ou plusieurs visages » avant de cliquer sur « le bouton reconnaissance faciale affiché à droite de la zone de lecture », comme l’indique le manuel d’utilisation transmis à Disclose par la Quadrature du net, une association de défense des droits et libertés sur Internet. En quelques clics, le tour est joué. […]

Dans un courriel envoyé en novembre 2022, un haut-gradé de la police explique que le logiciel possède des « fonctionnalités comme : les plaques d’immatriculation, les visages », mais aussi « des fonctionnalités plus « sensibles » » telles que la « distinction de genre, âge, adulte ou enfant, taille ». Il précise enfin que certains modules de l’application permettent de « détecter et d’extraire des personnes et objets d’intérêts a posteriori », mais aussi de faire de l’analyse vidéo en « temps réel ».

Ce possible recours à la reconnaissance faciale inquiète au sein même de l’institution. Dans un « point de situation juridique » daté de mai 2023, un cadre de la direction nationale de la sécurité publique (DNSP) alerte en effet sa hiérarchie : « Quel que soit le logiciel utilisé (Briefcam en particulier), il est interdit de recourir à un quelconque dispositif de rapprochement de visage ou de reconnaissance faciale », en dehors d’un cadre légal strict.

Briefcam équipe la police municipale dans près de 200 communes

En France, la reconnaissance faciale n’est autorisée qu’à de rares exceptions. Elle peut s’inscrire dans le cadre d’enquêtes judiciaires ou administratives « sanctionnant un trouble à l’ordre public ou une atteinte aux biens, aux personnes ou à l’autorité de l’État », comme le souligne un rapport parlementaire d’avril 2023. Dans ce cas, les enquêteurs peuvent s’appuyer sur le TAJ, le traitement des antécédents judiciaires, qui comptait, en 2018, environ huit millions de fiches avec des photos de visages. L’autre cas où la reconnaissance faciale est autorisée concerne le système de passage rapide aux frontières extérieures (Parafe), soit les portiques de sécurité qui comparent le visage des voyageur·euses à leur passeport biométrique.

Pourtant, selon une source bien informée au sein de la police nationale, la reconnaissance faciale de Briefcam serait activement utilisée. Sans contrôle ni réquisition judiciaire. « N’importe quel policier dont le service est équipé peut demander à recourir à Briefcam, en transmettant une vidéo ou photo », assure notre interlocuteur. La DGPN n’a pas donné suite aux questions de Disclose sur ce point. […]

La société Briefcam, créée en 2008 par trois enseignants de l’école d’informatique et d’ingénierie de l’Université hébraïque de Jérusalem, n’équipe pas seulement les forces de l’ordre françaises. D’après un document de présentation confidentiel obtenu par Disclose, Briefcam a assisté des services de police en Israël, aux États-Unis, au Brésil mais aussi à Taïwan ou Singapour. […]

En France, « plus d’une centaine de villes » ont équipé leur police municipale avec l’application Briefcam […].

*****

[1] Sylvain BIGET, « Vidéosurveillance : la police française utilise illégalement un logiciel de reconnaissance faciale depuis 8 ans ! », Futurama-sciences.com, 16 novembre 2023, en ligne : ‹https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/intelligence-artificielle-videosurveillance-police-francaise-utilise-illegalement-logiciel-reconnaissance-faciale-depuis-8-ans-109186/›.

[2] Pierre LEIBOVICI, Geoffrey LIVOLSI, Mathias DESTAL et Clément LE FOLL, « La police nationale utilise illégalement un logiciel israélien de reconnaissance faciale », Disclose.ngo.fr, 14 novembre 2023, en ligne : ‹https://disclose.ngo/fr/article/la-police-nationale-utilise-illegalement-un-logiciel-israelien-de-reconnaissance-faciale›.

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