Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) : controverses et abus reliés à la collecte et à l’emploi de renseignements
Claudiu Popa
* Un article tiré de la thèse doctorale (avec adaptations) : Claudiu POPA, Collecte de preuve et enquête étatique à l’ère de l’écosystème "police, services de renseignement, corporations privées". À la recherche d’une protection des droits fondamentaux de la personne, thèse de doctorat, Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke et Faculté de droit et science politique de l’Université de Bordeaux, 2024.
Le numérique, terrain fertile pour l’abus des services d’espionnage de l’État canadien
« L’émergence de la nouvelle infrastructure numérique a ouvert la porte non seulement à des capacités sans précédent pour la collecte de renseignements [par l’État et ses services d’espionnage], mais elle a également facilité la perpétration d’abus en la matière. Il est indéniable que plus la technologie évolue, plus elle permet une surveillance plus intrusive et facile, ainsi qu’une collecte de renseignements à grande échelle, souvent sans le consentement explicite des personnes visées »[1].
Justin Trudeau (Parti libéral du Canada) a nommé Daniel Rogers sur le poste de directeur du SCRS. Source : Gouvernement du Canada
« Lorsqu’il s’agit de considérer le rôle des services de renseignement [dans les enquêtes étatiques], une première constatation peut être mise en évidence : le passage d’une activité attribuée et exercée de facto exclusivement par une seule entité, les services de renseignement, en vue de l’accomplissement des buts spécifiques et limités visant la sécurité nationale, à une activité réalisée par un écosystème du renseignement, dans lequel la plupart des services d’enquête étatiques sont partantes et bénéficient à la police locale pour des infractions autres que celles visant la sécurité nationale[2].
Le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) Daniel Rogers et son chef, le ministre de la Sécurité publique, député du Parti libéral du Canada, Gary Anandasangaree. Source : Gouvernement du Canada
Dans le contexte de la nouvelle infrastructure numérique, les services de renseignement et la police se sont rapprochés par un cadre juridique qui leur permet de collaborer au niveau de la collecte, de l’analyse et de l’interprétation des renseignements collectés[3], alors que ces activités ne concernent plus uniquement les affaires d’un État étranger au niveau international, mais également les aspects internes de l’État d’origine au niveau national. À l’inverse, les renseignements qui sont collectés par les services de renseignement en vue de réaliser ses missions et objectifs, ont le potentiel d’être communiqués ensuite à la police pour des différentes autres raisons que celles pour lesquelles les renseignements ont été initialement collectés, et ont le potentiel d’être transformés en éléments de preuve utilisables ultérieurement dans les procès criminels contre une personne d’intérêt, contournant ainsi les limitations [et protections fondamentales] encadrant une enquête criminelle qui, autrement, n’aurait pas été permise en raison de l’absence de motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise ou était sur le point d’être commise »[4].
David McGuinty, ministre de la Défense nationale (à gauche) et Daniel Rogers, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (à droite). Source : SCRS sur le réseau X (Twitter).
“Transformation” de la raison d’être
Présentement, le « déroulement des enquêtes locales visant la collecte de preuve dépasse de loin les frontières nationales, celle-ci étant bonifiée par la collecte réalisée directement par les services de renseignement à l’étranger ou indirectement par la collaboration internationale avec des services de renseignement d’autres États. Or, la porosité actuelle existante entre les services de police étatiques et les services de renseignement a été possible en raison des cadres juridiques nationaux visant la collecte et le partage de renseignements (d’éléments de preuve) entre les différents acteurs étatiques ou autres.
De ce rapprochement découlent plusieurs conséquences, dont l’une entraîne l’autre, qui impactent ultimement sur l’obtention d’éléments de preuve par les services de police au niveau national, dans les enquêtes policières locale : (1) la transmutation juridique de la raison d’être et l’élargissement des prérogatives des services de renseignement partant d’un contrôle international arrivant à un contrôle national, (2) cette transmutation ouvre ensuite la porte à l’utilisation, voire l’importation indirecte, d’outils de contrôle international au niveau national, (3) cette transmutation munit par la suite les services de police d’outils d’enquête non-autorisés officiellement par la législation habilitante, qui seraient autrement susceptibles de rendre la preuve ainsi obtenue inadmissible devant les tribunaux, en raison de l’origine des éléments de preuve et de la manière dont la collecte s’est effectuée, (4) cette transmutation a dernièrement le potentiel d’ouvrir la porte à l’abus des pouvoirs octroyés, abus déjà perpétrés et publicisés dans le passé »[5].
De quels abus, à travers le temps, parle-t-on? Refus de divulguer des éléments de preuve, destruction d’éléments de preuve, fabrication d’éléments de preuve, manquements à l’obligation de franchise envers le tribunal, avoir induit le tribunal en erreur, faire des fausses déclarations pour obtenir des autorisations judiciaires, interception des communications protégées par le secret professionnel de l’avocat, pour n’en nommer que quelques-uns.
Masquer, cacher ou refuser de divulguer des éléments de preuve
Des extraits masqués des éléments de preuve
« À de nombreuses reprises, les tribunaux canadiens avaient ordonné au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de divulguer certains extraits masqués des éléments de preuve initialement produits par le Ministère public[6] :
"Les obligations de divulgation du Ministère public dans le cadre d’une poursuite criminelle constituent une évolution relativement récente et il me semble que lorsqu’il a été décidé qu’une partie d’un document devrait être divulguée, il s’agit d’une très bonne indication que la partie non divulguée est aussi susceptible d’être pertinente"[7].
ou encore
"Normalement, les documents internes du SCRS sont protégés. En l’espèce, la situation est différente. Le contenu divulgue ce qui est déjà connu à l’échelle internationale […]. Les renseignements nous indiquent qu’au niveau le plus élevé du SCRS en octobre 2002, cette pratique [de restitution des prisonniers] était connue et que le but de restituer M. Arar était de pouvoir ‘en faire ce qu’ils veulent’. La connaissance de cette pratique et de son but est du domaine public. Une telle déclaration n’est pas surprenante et elle est pertinente pour le mandat de la Commission d’enquête.
Le procureur général ne m’a pas convaincu que la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable aux intérêts du Canada avec les États-Unis. Une telle divulgation pourrait contrarier certains responsables, mais toute personne raisonnable doit convenir qu’une telle déclaration reflète la réalité de la situation. Elle peut en embarrasser certains, mais je souligne de nouveau qu’un tel embarras ne constitue pas en soi un préjudice"[8] » [9].
Destruction d’éléments de preuve
« Dans la même idée de non-divulgation de preuve, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a été critiqué par les tribunaux canadiens d’avoir ordonné la destruction des centaines d’éléments de preuve (effacement de bandes magnétiques, destruction de notes et de transcriptions) relatives à la planification de l’attentat du Vol 182 d’Air India[10], après que le Ministère public avait qualifié l’action de "négligence inacceptable" :
"After careful consideration, the Crown conceded on the application that the intercepts had been erased in circumstances constituting “unacceptable negligence” as set out in R. v. La (1997), 1997 CanLII 309 (SCC), 116 C.C.C. (3d) 97 (S.C.C.), thereby violating Mr. Bagri’s s. 7 disclosure rights"[11].
"It is apparent that the original notes, tapes and/or transcripts of these meetings would have been the best evidence of what was actually said. […] Concluding as I do that the destruction of the Laurie material in 1987 amounted to “unacceptable negligence” on the part of the C.S.I.S., I find that Mr. Bagri’s right to disclosure under s. 7 of the Charter has been violated"[12].
La Cour remet l’accent sur cette pratique dans une autre décision rendue ultérieurement :
"This Court found Mr. Bagri’s rights under s. 7 of the Charter to have been violated on three separate occasions. The first two breaches arose from the destruction by CSIS [SCRS] of relevant material, namely, the Parmar telephone intercepts and Mr. Laurie’s notes and audiotapes of his interviews of Ms. E"[13] »[14].
Avoir omis de divulguer des renseignements disculpatoires
« Dans le même sens, en 2009, la Cour fédérale avait conclu que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait omis de lui divulguer des renseignements disculpatoires à l’égard de l’accusé[15] :
"Les ministres soutiennent que l’omission de prendre en considération des renseignements présentant sous un jour différent l’opinion du SCRS ne devrait pas miner la légitimité ou l’équité de la procédure dans la mesure où ces renseignements ont été divulgués à l’audience sur le caractère raisonnable. En effet, les ministres soutiennent […] que rien n’exige que le RRS [rapport de renseignements de sécurité] présente des arguments défavorable[s] à la conclusion de l’interdiction de territoire. En d’autres mots, le RRS est seulement un document créé par le SCRS pour plaider sa thèse et ne doit pas présenter les renseignements contradictoires qu’il a en sa possession. À mon avis, agir ainsi serait clairement incompatible avec les obligations de bonne foi et de franchise que la Cour s’attend à voir le SCRS et les ministres respecter" »[16].
Manquer à l’obligation de franchise envers le Tribunal
Dans l’affaire de 2009, « malgré la position des ministres à l’effet que le manquement de divulgation n’avait pas comme effet de miner la légitimité ou l’équité procédurale, la Cour fédérale a toutefois considéré que tant les ministres que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avaient manqué à leur obligation de franchise envers le tribunal :
"En l’espèce, des renseignements qui ne concordaient pas avec ceux présentés à la Cour au moyen du RRS n’ont été mis au jour que lorsque leur production a été ordonnée pour que le SCRS se conforme aux obligations énoncées dans l’arrêt Charkaoui 2[[17]]. Ces renseignements comprenaient des rapports de surveillance et d’interception qui contredisaient les rapports de sources humaines sur lesquels le SCRS et les ministres s’étaient appuyés. Des renseignements qui étaient incompatibles avec le contenu des documents sur les sources humaines n’ont été divulgués que lorsque la Cour a commencé à ordonner la production des renseignements contenus dans les dossiers de gestion des sources humaines. Les obligations de divulgation imposées par l’arrêt Charkaoui 2 n relèvent pas le SCRS de sa responsabilité d’examiner et de présenter équitablement les renseignements en sa possession lorsqu’il prépare un RRS. Elles ne relèvent pas non plus les ministres de leur responsabilité de s’assurer que les renseignements et la preuve produits à l’appui du certificat sont complets, détaillés et présentés équitablement.
Par conséquent, je conclus que le SCRS et les ministres ont manqué à leur obligation de franchise envers la Cour"[18].
Il a été davantage révélé que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a manqué d’indiquer que ses informateurs, collectant des renseignements sur des personnes d’intérêt, pouvaient mentir ou avaient failli de passer le test du polygraphe[19] :
"Le 3 juin 2009, la Cour a rendu une ordonnance confidentielle exigeant la production de renseignements supplémentaires concernant un certain nombre de questions sur des sources humaines. En réponse à cette ordonnance, les ministres ont déposé des documents très secrets les 17 et 18 juin 2009, notamment un document intitulé [TRADUCTION] « Précis des sources ». Le Précis des sources apportait un bon nombre de corrections additionnelles aux renseignements fournis par le SCRS à propos de sources humaines. Il était alors clair que la seconde source humaine avait menti en répondant aux questions durant le test polygraphique de 2007"[20].
Par la suite, en 2010, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) fut réprimandé par la Cour fédérale d’avoir porté atteinte à l’intégrité de sa procédure et parce qu’il « avait gravement miné la confiance dans le système actuel »[21] en omettant de lui divulguer des renseignements établissant que d’autres éléments essentiels qu’il lui avait présentés n’étaient pas fiables[22] :
"Cela dit, je conclus que le défaut du SCRS, et de ses témoins, de se conformer à l’obligation d’agir avec la bonne foi la plus absolue reconnue dans l’arrêt Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, aux paragraphes 153 et 154, a porté atteinte à l’intégrité de la procédure de la Cour.
Ce qui a porté encore davantage atteinte à l’intégrité de la procédure de la Cour, c’est le défaut du SCRS d’avoir agi avec la bonne foi la plus absolue lorsqu’il a fait valoir le privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement" […] »[23].
Miner la confiance du public
Dans l’affaire de 2010, la « Cour fédérale a réitéré l’obligation du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de divulguer les renseignements utiles à l’analyse du dossier, considérant que la réticence ou l’absence de divulgation des renseignements minent la confiance du public :
"[…] Le droit requiert toutefois que le SCRS concilie son obligation de divulguer tous les renseignements utiles, de manière complète et fidèle, avec le besoin légitime au plan opérationnel de protéger la confidentialité de ses sources humaines. Or, en ne procédant pas à une divulgation complète et fidèle, le SCRS et les ministres ne protègent pas la confidentialité de leurs sources humaines; ils mettent plutôt celles-ci en danger.
Le défaut du SCRS et de ses témoins de divulguer les renseignements liés au test polygraphique a gravement miné la confiance dans le système actuel[24]" »[25].
Avoir intercepté des communications protégées par le secret de l’avocat
« En 2012, la Cour fédérale a conclu que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait indûment intercepté des communications auxquelles la protection relative au secret professionnel de l’avocat s’appliquait[26] :
"On constate avec surprise que les enregistrements en question comprennent également 171 enregistrements de conversations téléphoniques de M. Jaballah interceptées entre le 20 décembre 2008 et le 8 mai 2010. Selon M. Jaballah, au moins 58 de ces appels sont couverts par le secret professionnel de l’avocat. Cela veut dire que le SCRS a continué d’intercepter et d’enregistrer des communications relevant du privilège des communications entre client et avocat, contrairement aux assurances prodiguées à cet égard par les avocats des ministres, et contrairement à la modification apportée le 9 mars 2009 à l’ordonnance de mise en liberté visant M. Jaballah [précisant qu’elle n’autorisait pas l’interception des appels téléphoniques entre avocat et client][27]" »[28].
Avoir délibérément trompé le tribunal et manqué à son obligation de franchise
Les services d’espionnage semblent avoir une “allergie aux juges non-complaisants”, qui les examinent réellement
Dans l’affaire reliée au Vol 182 d’Air India, il a été « révélé que dans certains cas, des membres du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ont fait des fausses déclarations sous serment et ont induit le tribunal en erreur dans le but d’obtenir des autorisations judiciaires :
"Selon les documents de la GRC, le SCRS a également ordonné la destruction des preuves d’écoute électronique pour cacher le fait qu’un de ses agents s’était infiltré dans un cercle d’extrémistes sikhs planifiant l’attentant. L’agent en cause a reçu l’ordre de se retirer trois jours avant l’attentat contre le vol 182 d’Air-India. […] pourquoi ne pas conserver toutes les preuves que les autorités ont pu trouver ou recueillir au cours de l’enquête? Non seulement ont-ils effacé les bandes, mais encore des membres du SCRS ont enfreint la loi en faisant de fausses déclarations sous serment afin de convaincre le juge de délivrer des mandats d'écoute électronique. Puis, ils ont délibérément induit le tribunal en erreur en l'incitant à délivrer les mandats[29]" »[30].
« Entre 2013 et 2016, les tribunaux ont conclu que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a manqué à son obligation de franchise et de bonne foi, en induisant délibérément en erreur la Cour afin de permettre à des services de renseignement étrangers d’espionner des Canadiens à l’extérieur du pays au moyen d’ordonnances de surveillance, contrairement à la loi en vigueur à ce moment[31]. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont sanctionné le SCRS d’avoir obtenu un mandat sur la base de preuves intentionnellement élaborées afin de tromper et de ne pas informer la Cour[32]. La Cour fédérale avait conclu ce qui suit :
"Le Service, sur les conseils du ministère de la Justice, a demandé à la Cour de l’autoriser à mener à l’étranger des activités de renseignements de sécurité, qui, si elles étaient menées au Canada, nécessiteraient l’émission d’un mandat. Le Service et ses avocats se sont fait dire par la Cour qu’elle n’avait pas compétence pour décerner un mandat aux fins de l’article 21 de la Loi sur le SCRS. Il est ensuite revenu devant la Cour pour lui présenter un nouveau raisonnement justifiant l’émission d’un mandat. Ce raisonnement reposait sur les motifs clairement énoncés selon lesquels les interceptions [ ] envisagées seraient faites à partir du Canada et seraient contrôlées par le personnel du gouvernement canadien. Après avoir obtenu l’autorisation par mandat de faire ces interceptions [ ] à partir et sous le contrôle du Canada, le Service a demandé à des alliés étrangers de seconde partie [ ] et a omis d’aviser la Cour qu’il a fait la même chose dans le cadre des demandes ultérieures"[33].
La Cour continue les mêmes remarques à l’égard du comportement extériorisé par le SCRS :
"Selon moi, aussitôt qu’il fut conclu que le Service se fierait au pouvoir général d’enquête énoncé à l’article 12 de la Loi pour demander à une seconde partie de l’aider à intercepter les Communications de Canadiens qui se trouvent à l’étranger, cette conclusion constituaient des faits connus par l’affiant qui pouvaient amener la Cour à conclure que l’enquête ne nécessitait pas le lancement d’un [ 30-08 ]. Le défaut de communiquer ces renseignements est la conséquence de la décision délibérée de ne pas informer la Cour quant à la portée et l’ampleur des opérations de collecte étrangères qui découleraient du lancement du mandat par la Cour"[34].
La Cour a finalement conclu que le comportement du SCRS constituait une violation de son obligation de franchise envers le tribunal :
"Il s’agissait d’une violation de l’obligation de franchise à laquelle le Service et ses conseillers juridiques sont tenus envers la Cour. Cette violation a donné lieu à des déclarations inexactes dans le dossier public à propos de la portée de l’autorisation accordée au Service par le lancement de [30-08]"[35] »[36].
Des métadonnées recueillies sur des personnes non visées par un mandat et sans présenter une menace pour la sécurité nationale
Le manquement de franchise du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a également été souligné « lorsque l’organisme a omis d’informer la Cour qu’il conservait des métadonnées recueillies sur des personnes non visées par un mandat et sans présenter une menace pour la sécurité nationale[37], alors que la loi n’autorisait le SCRS qu’à recueillir et conserver les renseignements strictement nécessaires à l’exécution de son mandat, dans des circonstances précises et limitatives[38]. La Cour explique d’abord ce processus :
"Le libellé, le contexte et l’objet de la Loi sur le SCRS entourant l’adoption du paragraphe 12(1) de la Loi sur le SCRS, qui correspondait à l’article 12 avant 2015, établissent le fait de limiter strictement le mandat du SCRS faisait partie intégrante de l’intention du législateur, à ce titre, les fonctions liées à la collecte et à la conservation des informations ne doivent être exercées que si elles sont strictement nécessaires[39]. […] Les informations recueillies et conservées en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur le SCRS doivent être liées à une menace envers la sécurité du Canada et à la cible du mandat. L’article 21 ne s’applique pas indépendamment du mandat premier et des fonctions principales énoncées au paragraphe 12(1). […]. En particulier, en raison des activités reconnues comme illégales, les informations qui ne sont pas liées à la menace et qui visent des tiers ne doivent pas être conservées puisqu’elles ne s’inscrivent pas dans la portée des mandats décernés par la Cour"[40].
Considérant ces circonstances, la Cour avait conclu finalement au manquement à l’obligation de franchise de Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) :
"En outre, le SCRS a manqué à son obligation de franchise envers la Cour en omettant de l’informer d’une manière claire et transparente du programme de conservation, notamment en ce qui a trait aux données connexes recueillies et conservées dans l’exécution de mandats"[41].
Ces métadonnées de communications de tiers étaient stockées dans le Centre d’analyse des données opérationnelles du SCRS et étaient utilisées par l’organisme pour analyse en conjonction avec d’autres données stockées par le SCRS. Cette pratique jugée illégale par la Cour fédérale[42] s’est déroulée sur une décennie[43] et a été l’initiative interne du SCRS :
"En 2005, un groupe d’étude du SCRS a recommandé que le Service conserve toutes les données recueillies au moyen d’enquêtes et en vertu de mandats en vue de les exploiter dans le cadre d’enquêtes en cours et futures grâce à un programme technologique. Ainsi, le Centre d’analyse des données opérationnelles [le CADO] a été créé et est devenu opérationnel en avril 2006"[44]. […]
"Le SCRS a un rôle privilégié à jouer devant la Cour, mais il ne doit pas en abuser. Le SCRS ne peut décider lui-même de ce dont la Cour devrait être informée ou non. Le SCRS, en raison de sa lourde obligation de franchise, doit informer la Cour d’une manière complète, détaillé, claire et transparente de l’usage qu’il fait ou prévoit faire des informations qu’il recueille dans l’exécution des mandats qu’elle décerne, sans quoi elle n’est pas en mesure de bien s’acquitter de son obligation judiciaire de rendre justice conformément à la primauté du droit. Le SCRS doit avoir la confiance de la Cour lorsqu’il présente des demandes de mandats. Dans le présent dossier, il n’a certes pas favorisé la confiance de la Cour"[45].
Après avoir rappelé le rôle joué par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) devant la Cour, celle-ci conclut sur le manquement à l’obligation de franchise du SCRS depuis le début du programme :
"[…] le SCRS admet qu’il a manqué à son obligation de franchise depuis 2006, laquelle consistait à révéler l’existence du programme de conservation des données connexes. Le SCRS n’a pas informé la Cour « d’une manière claire et transparente » comme il aurait dû le faire. Malgré cette admission, dix (10) ans plus tard, une telle conduite demeure inacceptable et contraire à L’intérêt de la justice. Aux fins de la présente instance, je conclus que le SCRS a manqué à son obligation de franchise en omettant d’informer la Cour de son programme de conservation des données connexes"[46] »[47].
La fiabilité des sources d’information est parfois discutable
« Le CSARS [Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité] a également conclu dans l’un de ses rapports annuels que le SCRS avait manqué à son obligation de franchise lors des procédures ex parte relativement à la fiabilité d’une source d’information[48] :
"Le Service avait eu recours à une source d’information non fiable pour étayer l’évaluation du plaignant. […] Le CSARS a aussi constaté que le SCRS avait discrédité à l’interne cette source d’information quant à certaines allégations contre le plaignant qu’on savait être fausses des mois avant qu’on ait choisi de les inclure dans l’évaluation présentée à l’administrateur général, à qui on les a dépeint comme des allégations justes, mais non corroborées. Le CSARS a constaté que cela équivalait à une déformation des faits intolérable dans un rapport fait à un administrateur général, et ceci nuisait sérieusement à la crédibilité de l’évaluation de sécurité du Service. L’enquête a également révélé que le Service avait gravement induit en erreur le Comité sur ce même point. Le CSARS a constaté que le SCRS avait violé son obligation de franchise au cours des procédures ex parte en ne divulguant pas de manière proactive dans sa preuve non seulement son rejet de la fiabilité de la source d’information, mais aussi la fausseté de certaines allégations à l’encontre du plaignant"[49] »[50].
Tenter de justifier des activités d’espionnage, coûte que coûte
Dans ses rapports annuels, le CSARS « a également conclu que le SCRS l’avait "gravement induit en erreur"[51] dans le cadre de ses enquêtes, gestes que la Cour fédérale a confirmés ultérieurement. À cet égard, en se prononçant sur les procédures ex parte, l’obligation de la bonne foi "la plus absolue" du SCRS[52] de communiquer au juge de manière complète et franche[53] les faits qui lui sont connus pour permettre au juge d’évaluer l’opportunité d’émettre l’autorisation judiciaire recherchée, la Cour fédérale a conclu en 2013 que le SCRS, en collaboration avec ses conseillers juridiques[54], a délibérément trompé le tribunal[55] en omettant de lui faire part de ses intentions de procéder, par le biais de ses partenaires étrangers, à l’interception des communications de canadiens voyageant à l’étranger[56].
Dans cette affaire, le SCRS avait demandé à la Cour une autorisation de mener des activités de renseignement de sécurité à l’étranger, autorisation refusée pour des motifs d’absence de compétence de la Cour. Devant ce refus, le SCRS avait présenté un autre raisonnement pour justifier l’émission du mandat, selon lequel les interceptions allaient se dérouler à partir du Canada, par le personnel du gouvernement canadien. Après avoir obtenu l’autorisation d’interception sur la base de ces justifications, le SCRS avait demandé l'assistance des partenaires étrangers pour procéder à l’interception des communications des canadiens qui se trouvaient à l’étranger, sans en aviser la Cour. La Cour fédérale avait déterminé qu’il s’agissait "d’une violation de l’obligation de franchise à laquelle le Service et ses conseillers juridiques sont tenus envers la Cour. Cette violation a donné lieu à des déclarations inexactes dans le dossier public à propos de la portée de l’autorisation accordée"[57] au SCRS, la Cour ayant conclu que le "défaut de communiquer ces renseignements est la conséquence de la décision délibérée de ne pas informer la Cour quant à la portée et l’ampleur des opérations de collecte étrangères qui découleraient du lancement du mandat par la Cour"[58]. En agissant ainsi, la Cour a déploré le risque couru par les agents du SCRS et du CST "que des cibles soient emprisonnées ou subissent d’autres préjudice en conséquence de l’utilisation des communications interceptées par les agences étrangères"[59].
À la même occasion, la Cour avait soulevé la même préoccupation du CSARS à l’égard du fait "qu’un partenaire du Groupe des cinq [Five Eyes] puisse se servir de façon indépendante de renseignements provenant du SCRS comporte le risque qu’un Canadien soit emprisonné ou subisse d’autres préjudices en raison de ces renseignements"[60], en "l’absence de contrôle sur les renseignements après qu’ils aient été partagés"[61], le tout en considérant que, "au cours des 10 dernières années, le partage de renseignements avec des agences étrangères a souvent mal tourné et que les examens qui ont été effectués par de nombreuses Commissions royales, il ne fait aucun doute que les agences canadiennes sont conscientes de ces dangers"[62] »[63].
Des solutions?
Malgré tout, le gouvernement canadien tente toujours de faire passer des projets de lois qui donnent davantage de pouvoirs au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), notamment par les projets de loi C-2[64] et C-8[65] du gouvernement de Mark Carney, introduits au Parlement canadien en début de mandat en 2025 (une possible tentative, si les projets de lois passent dans leur forme actuelle, de « normaliser » le plus possible des comportements passés ou présents similaires à ceux décrits précédemment).
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[1] Claudiu POPA, Collecte de preuve et enquête étatique à l’ère de l’écosystème "police, services de renseignement, corporations privées". À la recherche d’une protection des droits fondamentaux de la personne, thèse de doctorat, Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke et Faculté de droit et science politique de l’Université de Bordeaux, 2024, p. 225 et 226.
[2] Gary CORDNER et Kathryn SCARABOROUGH, « Information Sharing : Exploring the Intersection of Policing with National and Military Intelligence », (2010) 6-1 Homeland Security Affairs 1, 1.
[3] Phillip H. J. DAVIES, « Ideas of Intelligence : Divergent National Concepts and Institutions », (2002) 24-3 Harvard International Review 62, 62 et 63.
[4] C. POPA, préc., note 1, p. 246 et 247.
[5] Id.
[6] Nicholas Ribic c. Sa Majesté la Reine et le Service Canadien du Renseignement de Sécurité, 2002 CFPI 290; Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246; Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens), 2009 CF 1317 (les motifs très secrets de l’ordonnance avaient été rendus en 2007, alors que les motifs publics ont été rendus deux ans plus tard, en 2009).
[7] Nicholas Ribic c. Sa Majesté la Reine et le Service Canadien du Renseignement de Sécurité, 2002 CFPI 290, par. 5.
[8] Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens), 2009 CF 1317, par. 174 et 175.
[9] C. POPA, préc., note 1, p. 226.
[10] R. v. Malik and Bagri, 2004 BCSC 554, par. 3, 21 et 22.
[11] Id., par. 3.
[12] Id., par. 21 et 22.
[13] R. v. Malik and Bagri, 2005 BCSC 350, par. 1250.
[14] C. POPA, préc., note 1, p. 227.
[15] Almrei (Re), 2009 CF 1263, par. 501 à 503.
[16] C. POPA, préc., note 1, p. 228.
[17] Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38.
[18] Almrei (Re), préc., note 12, par. 501 à 503.
[19] Id.
[20] Id., par. 158.
[21] Affaire Harkat (Re), 2010 4 RCF 149, par. 59 et 62.
[22] Harkat (Re), 2009 CF 1050, [2010] 4 R.C.F. 149.
[23] C. POPA, préc., note 1, p. 228 et 229.
[24] Affaire Harkat (Re), préc., note 17, par. 59 à 62.
[25] C. POPA, préc., note 1, p. 230.
[26] Jaballah (Re), 2010 CF 1084.
[27] Id., par. 26
[28] C. POPA, préc., note 1, p. 226 à 230.
[29] Débats de la Chambre des communes, Compte rendu officiel, 38e légis., 1er sess., vol. 140, no 78, 7 avril 2005, en ligne : <https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/38-1/chambre/seance-78/debats> (10h25).
[30] C. POPA, préc., note 1, p. 227 et 228.
[31] X (Re), 2013 CF 1275; X (Re), 2014 CAF 249.
[32] X (Re), 2013 CF 1275, par. 81, 90-92 et 117-118, 81 et 117; voir également X (Re), 2014 CAF 249, par. 52-53.
[33] X (Re), 2013 CF 1275, par. 116.
[34] Id., par. 117.
[35] Id., par. 118.
[36] C. POPA, préc., note 1, p. 230 et 231.
[37] X (Re), 2013 CF 1275, par. 118; X (Re), 2016 CF 1105.
[38] Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), c. C-23, art. 21, 2 et 12 à 16.
[39] X (Re), 2016 CF 1105, par. 5.
[40] Id., par. 6.
[41] Id., par. 7.
[42] Id.
[43] Id.; Alex BOUTILIER, « CSIS program illegally spied for a decade, judge rules », Thestar.com, 3 novembre 2016, en ligne : <https://www.thestar.com/news/canada/2016/11/03/csis-illegally-kept-sensitive-data-about-people-for-a-decade-federal-court.html>.
[44] X (Re), 2016 CF 1105, par. 11.
[45] Id., par. 107.
[46] Id., par. 108.
[47] C. POPA, préc., note 1, p. 231 à 233.
[48] COMITÉ DE SURVEILLANCE DES ACTIVITÉS DE RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, Lever le voile du secret. Trente ans de reddition de comptes en matière de renseignement de sécurité, Rapport annuel 2013-2014, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2014, p. 31.
[49] Id., p. 31 et 32.
[50] C. POPA, préc., note 1, p. 233.
[51] COMITÉ DE SURVEILLANCE DES ACTIVITÉS DE RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, préc., note 48, p. 31.
[52] X (Re), 2013 CF 1275, par. 83.
[53] En 2002, la Cour suprême du Canada a déterminé que « [l]a partie qui plaide ex parte devant un tribunal a l’obligation de présenter ses arguments avec la bonne foi la plus absolue. Elle doit offrir une preuve complète et détaillée, et n’omettre aucune donnée pertinente qui soit défavorable à son intérêt : Royal Bank, précité, par. 11. Presque tous les codes de déontologie professionnelle applicables aux avocats leur font cette obligation. Voir, par exemple, l’Alberta Code of Professional Conduct, ch.10, règle 8 » (Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75).
[54] En appel de ce jugement, la Cour fédérale d’appel retient cette analyse du juge de première instance (X (Re), 2014 CAF 249, par. 37, 44, 45, 52 et 53). Dans la version anglaise de la décision, la Cour fédérale indique que la preuve montrée par affidavit par le SCRS et analysée par le juge a été fabriquée avec l’aide d’un conseiller juridique, en utilisant les termes « crafted with legal counsel » (X (Re), 2013 CF 1275, par. 76.).
[55] X (Re), 2013 CF 1275, par. 76.
[56] Id., par. 119.
[57] Id., par. 118.
[58] X (Re), 2013 CF 1275, par. 117.
[59] Id., par. 122.
[60] Id., par. 115.
[61] Id.
[62] Id.
[63] C. POPA, préc., note 1, p. 233 à 235.
[64] Loi concernant certaines mesures liées à la sécurité de la frontière entre le Canada et les États-Unis et d'autres mesures connexes liées à la sécurité, projet de loi C-2, 45e légis., 1ère sess., 2025, en ligne : ‹https://www.parl.ca/DocumentViewer/fr/45-1/projet-loi/C-2/premiere-lecture›.
[65] Loi concernant la cybersécurité, modifiant la Loi sur les télécommunications et apportant des modifications corrélatives à d'autres lois, projet de loi C-8, 45e légis., 1ère sess., 2025, en ligne : ‹https://www.parl.ca/LegisInfo/fr/projet-de-loi/45-1/C-8›.